André Seleanu
Vie des arts
No 207, Été 2007, p. 97
Maja Vodanovic dépeint un univers de fleurs, de cyprès, de balcons ensoleillés et d’horizons marins: à travers sa peinture, elle entraîne irrésistiblement nos pensées vers la Méditerranée. Ses compositions, constituées de scènes multiples, baignent toujours dans une lumière chaude et tamisée à la fois : lumière d’un après-midi tardif – moment atemporel de souvenir et de nostalgie.
Tout autour, telle la grosse chaleur estivale qui ceint les fruits, palpait un halo diffus de lumière forte mais à peine visible, dont l’extrémité se dégradait dans le paysage mouvant et fluide…
– Ivo Andriç, écrivain yougoslave (1892-1975), Jelena, celle qui n’était pas, in Milivoj Srebro, Anthologie de la nouvelle serbe, Gaïa Éditions, Paris, 2003, p.38.
Les toiles sont comme des fenêtres ouvertes sur des enchaînements de souvenirs qui possèdent des qualités musicales. Il s’agit d’une vision contemplative, avec cette note de langueur que l’on peut associer à la lumière chaude de la Méditerranée; mais le dessin est souvent vigoureux et la construction de l’image comporte un aspect volontaire: cette peinture reflète une vision féminine, tendre, mais aussi persévérante, énergique.
La lumière dorée évoque la rêverie, un univers culturel et affectif insolite : celui de la côte dalmate de la Croatie, large ouverture géographique sur la Mer Adriatique, région où Maja a passé son enfance qui marque indélébilement son univers pictural. L’artiste continue à passer des vacances en Dalmatie : ainsi son espace plastique est modelé dans le creuset des souvenirs d’enfance; mais, également, sa peinture prend corps au contact des paysages dalmates qu’elle redécouvre presque tous les ans en touriste. Les toiles évoquent des souvenirs personnels et font aussi allusion à la mémoire collective du peuple croate.
Un voile existentiel, écran créé par la technique picturale, s’interpose entre le regardeur et le sujet des souvenirs du peintre. C’est dans son atelier montréalais que Maja Vodanovic met sur toile ses visions de la Dalmatie, éloignées d’elle dans le temps et dans l’espace. Cet effet de distance a une base technique : en diluant l’aquarelle qu’elle utilise souvent, également, grâce aux lavis et aux vernis, l’artiste crée des impressions d’éloignement, ou encore de rapprochement dans le temps. Par exemple dans Locus Nativitas, elle fait revivre l’émotion d’un amour lyrique et tendre.
Le critique d’art Bernard Olivier distingue quatre moments dans l’expérience de l’artiste, condensés dans ce qu’il appelle une perspective temporelle. Le premier moment est celui du sujet, de la figuration. Autour d’un moment «présent», celui de la narration, sont regroupées des scènes évoquées par le souvenir. La thématique de la réminiscence est représentée grâce à l’application en collage sur le tableau de divers documents : lettres anciennes, certificats officiels et publications anciennes. Le deuxième moment est celui du travail pictural : la composition résulte d’un exercice du dessin, d’une application de la couleur modulée par des lavis dans un esprit figuratif. Le troisième moment est celui du regard porté sur le tableau. Selon un schéma qui peut rappeler la cinématographie, l’œil est invité à explorer la séquence de scènes représentée dans chaque tableau et à s’attarder sur l’intense valeur émotive éveillée par l’ensemble de ces scènes. Le quatrième moment de l’analyse de Bernard Olivier, est celui de la construction de la mémoire. «La mémoire est le produit d’un travail de synthèse constant et intentionnel de notre conscience et de nos rêves, sans lesquels nous ne saurions nous orienter dans le flux chaotique de nos expériences», écrit Olivier dans le prospectus qui accompagne l’exposition.
Ce point de vue correspond au modèle du processus de la mémoire suggéré par le philosophe Gilles Deleuze dans son travail sur Marcel Proust: la mémoire envisagée en étroite relation avec le travail de la volonté. Cette perception s’accorde à la construction minutieuse des compositions de Maja Vodanovic. Cependant, l’aspect volontaire du travail artistique s’accompagne chez elle d’une langueur caressante, symbolisée par la présence dans sa peinture de la lumière dorée, par le sentiment profond de la rêverie, du rêve éveillé. Résultat d’une fatalité géographique peut-être, la création reflète ce va-et-vient entre la langueur d’un Orient ensoleillé et la volonté d’assembler, plutôt occidentale. L’on sent chez Maja Vodanovic un besoin de vivre à chaque instant dans sa peinture – à travers sa peinture – un monde parallèle: d’éprouver, ne serait-ce que de loin, la magie de l’Adriatique. Cette attitude évoque pour nous à la fois le paradigme culturel viennois, l’exploration de l’histoire baignée par la sensualité que l’on peut retrouver dans l’œuvre d’un Robert Musil ou d’un Stefan Zweig; ainsi qu’un profond regret, une intense nostalgie slave, située, de manière quelque peu inédite, dans un cadre visuel méditerranéen.
Les œillets blancs illuminés par le soleil du matin (dans Zagreb, 31 mars 1946); dans une maison dalmate, un chapiteau corinthien en marbre blanc profilé sur un fond marin d’un bleu azur (Tristan et Iseult), la toiture escarpée en tuiles de couleur brique orangé d’un clocher d’allure vénitienne entouré de cyprès: ce sont pour Maja Vodanovic autant d’indices picturaux de la puissante nature affective du paysage et de l’histoire. En filigrane, on note à travers ces indices des jalons de l’histoire dalmate : le profond enracinement gréco-romain, la longue domination vénitienne dans la région avec son architecture marquée par la renaissance. Le moi de l’artiste devient le point de convergence entre le souvenir individuel et la mémoire historique collective. La peinture, à la fois romantique et narrative, emprunte aussi les chemins du roman. Présence continue dans les tableaux de Maja Vodanovic, collée à la surface picturale, la lettre représente un carrefour entre le parcours individuel et l’histoire collective. Dans des cultures tournées vers le passé, la collection de lettres recèle une grande valeur émotive. La lettre peut évoquer clairement le frisson de l’amour, comme elle peut nous plonger dans les vicissitudes bureaucratiques innées aux guerres, aux événements historiques du XXe siècle. La lettre écrite en serbo-croate, à la rigueur en allemand, cache autant qu’elle révèle. La délicatesse de l’artiste l’empêche d’aller loin dans l’évocation du tragique, mais les écritures tourmentées des lettres de famille montrent que de terribles drames individuels et collectifs aient aussi pu se dérouler dans des contrées idylliques baignées par les vagues de la mer
Maja Vodanovic est engagée dans une œuvre ambitieuse car celle-ci englobe la narration, le portrait psychologique, le paysage et la nature morte. Dans un style que l’on pourrait appeler un réalisme postmoderne, elle construit des liens entre des éléments qui se prêtent à des combinaisons illimitées; en effet, elle a défini un vaste champ sémantique pour son œuvre picturale. Dans une évolution future, il s’agira peut-être de transformer la signification du symbole, de concentrer et d’organiser le sens de son œuvre sur l’une des voies qu’elle a déjà tracées.
MAGIE DE L’ADRIATIQUE
Maja Vodanovic, Œuvres récentes
Galerie Valentin
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Du 27 avril au 12 mai 2007