La figure politique
Bernard Olivier
L’artiste Maja Vodanovic présente un ensemble de tableaux autour du thème de l’engagement politique. Chacun de ces tableaux est basé sur une personne spécifique et son action politique. Pris dans leur ensemble, ces tableaux développent une méditation sur le sens général de l’engagement politique, à une époque où celui-ci apparaît particulièrement problématique.
Les tableaux portent chacun sur une personnalité engagée à un niveau ou à un autre: Billy Two Rivers de Kahnawake; Zoran Prkut, activiste croate; Marsha Ackman, militante libérale; Daniel Racine, fermier engagé. De différentes manières, ces personnes ont plongé dans la vie publique et confronté la perversité et la corruption de l’ordre existant. Ils ont chacun dédié une part importante de leur vie au redressement et à l’éclaircissement de la chose publique.
De prime abord, les portraits de l’exposition illuminent la dimension tragique de leurs démarches, mêlant l’accomplissement et l’échec, la reconnaissance et l’affrontement. Les tableaux se rallient ainsi à l’art romantique et à sa conscience aiguë du destin de l’individu, sa conscience de l’importance de la nation et de l’exaltation du sacrifice. Si elle se limitait à cet aspect, l’œuvre de l’artiste pourrait relever du kitsch kunderien, d’une adhésion totale à la cause des sujets, d’un art qui tendrait, malgré l’authenticité des sujets et de leur représentation, au manifeste et à la propagande.
À ce premier mouvement d’adhésion et de participation, l’artiste joint un deuxième mouvement de réflexion et de méditation sur ces actions politiques. Par le travail pictural, elle explore les divers aspects de l’engagement et de sa cause, de la représentation politique et de la délégation, de la responsabilité et de la transparence. Le sens de ces engagements ne repose pas uniquement sur leur efficacité politique ou sur le bien-fondé de leurs causes et justifications. Il dépend en grande partie d’une imagination à la fois intime et publique, imagination sans laquelle la participation à la vie publique se réduit peu à peu à un utilitarisme désincarné et les individus sont poussés à se retirer vers des bonheurs privés, avec des conséquences funestes sur le bien commun de la cité et de la nature. En imaginant la figure possible de l’engagement public, par l’entremise des exemples donnés, l’artiste répond à leurs gestes et prolonge leur oeuvre. Elle reconnaît l’authenticité de leurs aspirations et la nécessité de leurs gestes.
En se projetant ainsi par l’imagination, l’œuvre évite d’adopter l’indifférence et le détachement ironique à l’égard de son sujet qu’entraînerait une approche excessivement méthodologique et intellectuelle.
Les tableaux sont longuement travaillés: chacun résulte d’un travail de superposition, de collage, de déformation et d’effacement, jusqu’à l’obtention d’une surface complexe où s’équilibrent et se répondent les éléments narratifs et les composantes plastiques. La peinture rapproche la main et l’œil, par une médiation la plus directe entre l’intention et la forme, la marque du pinceau et le mouvement du regard. Les tableaux ne se résument pas à l’illustration d’une thèse à priori. C’est à travers le travail pictural que le sens émerge, par le moyen des formes et des couleurs, des représentations et de la composition.
L’espace créé dans les tableaux est complexe, non cartésien, entre l’aplat de l’art abstrait et la perspective géométrique, tirant partie de tous les moyens de l’art pictural pour projeter le sujet dans un monde que l’imagination recrée autour de lui: harmonie des couleurs, rapport des hauteurs, répartition des textures, jeu des rimes visuelles.
Bien que le travail de Maja Vodanovic n’utilise pas les nouveaux médias électroniques, ceux-ci l’ont néanmoins influencée: la multiplication des perspectives, le télescopage des distances, les langages du collage et du montage cinématographique. Ces diverses techniques modernes ont contribué au développement d’un langage visuel plus libre à l’égard de la réalité physique immédiate et plus près de la logique des rêves.
L’action politique apparaît souvent impuissante face aux dimensions globales des forces impersonnelles qui façonnent notre monde. L’évolution de l’espace public l’a graduellement éloignée de son origine au sein de la famille élargie où chacun participait par la filiation du sang à la nation, pour en venir peu à peu au point où l’individu se définit d’abord par sa liberté et où le domaine public, lui, ne relève plus de personne. Dans cette situation atomisée et chaotique, Maja Vodanovic cherche, par son œuvre, à recourber l’un vers l’autre, l’imaginaire intime et lumineux du citoyen et la surface redessinée de l’espace public.